Je bossais aujourd'hui. Paperasses et autres. Mes parents étant morts, j'avais décidé de reprendre leur place aux côtés de mes oncles et tantes. J'avais confié mon frère, Loebhan, à un de mes cousins sur le quai, pour qu'il lui trouve une quelconque occupation le temps que je me libère. Et puis, il fallait qu'il se sente un minimum utile. En effet, depuis le fameux décès, celui-ci tentait de m'aider comme il pouvait. Je sentais qu'il essayait tant bien que mal de ne pas être une charge pour moi, alors j'avais commencé à lui chercher des petits trucs à faire au sein de l'entreprise familiale. Coller des étiquettes, porter des affaires, peser les marchandises, par exemples. Rien que pour lui soulager un peu la conscience. Il ne devait surtout pas sombrer dans la dépression ou une connerie du genre. C'était un garçon en or. Il ne méritait pas ça. Vraiment. Et surtout, c'était mon frère. Pour rien au monde je n'aurais abandonné la seule famille proche qu'il me restait. Ou ma famille tout court d'ailleurs.

Mais je devais constamment garder un œil sur lui, il se dissipait vite et se faisait souvent chambrer par les autres gamins du district. D'ailleurs, le pourquoi du comment m'échappait complètement. D'accord, il était autiste et avait parfois du mal à comprendre. Mais franchement, diffuser autant de moqueries à son égard et profiter de sa faiblesse de la sorte... C'était tout bonnement puéril. En même temps, la plupart de ses tortionnaires étaient destinés à devenir des carrières. Leur comportement ne m'étonnait donc qu'à moitié. J'avais tenté d'apprendre deux ou trois techniques de défense à Loebhan, mais rien à faire, il se blessait toujours plus qu'autre chose. Bref. Ça relevait quasiment de l'impossible, alors on (moi et mes cousins en grande partie) se contentait de le protéger des personnes un peu trop intolérantes à notre goût. Et dans le district quatre, un des privilégiés du Capitole, c'était particulièrement monnaie courante.

Bref. Pause déjeuner. Je me levais de ce foutu fauteuil de bureau pour aller chercher mon frère. J'arrivais sur les docks et le cherchais dans les coins reculés. Il n'aimait pas particulièrement la foule et l'agitation présente sur les quais. Et comme je m'y attendais lorsqu'il entra dans mon champ de vision, pour ne pas changer du tout, deux garçons se trouvaient autour de lui, entrain de lui proférer des méchancetés à la figure. Il était accroupi, les mains sur les oreilles. Des larmes coulaient presque de ses yeux. Mon visage se déforma légèrement sous l'effet de la colère. Ils allaient définitivement morfler ces deux petits cons. En moins de temps qu'il n'en fallait pour dire "stupide", mon poing rencontra la joue du plus grand et mon genou s'enfonça directement au niveau de son estomac. Pendant qu'il se tortillait de douleur, je reportais mon attention sur l'autre, qui semblait hésitant. Avec un peu de bon sens, il aurait l'intelligence de se barrer d'ici en vitesse. Je m'accroupis ensuite au niveau de mon frère pour tenter de le calmer. « Loebhan ! Regarde-moi. Est-ce que ça va ? » Il hocha de la tête positivement, mais sans grande conviction. Je l'enlaçais et instinctivement, il s'agrippa à moi comme à une bouée de sauvetage. Malheureusement, les deux bourreaux décidèrent de ne pas en rester là. Mais alors que je sentais une ombre menacer par l'arrière, le coup attenté sembla être stoppé par quelque chose. Ou plutôt quelqu'un.

Quelqu'un s'était effectivement interposé dans le conflit. C'était Taylor. Un gentil garçon si vous voulez mon avis. Enfin, il fallait un peu creuser cette énorme carapace de cruauté apparente, mais la bonté était bel et bien là. Avec son passé assez difficile, le fait qu'il soit aussi méfiant relevait presque de la normalité. Lui aussi avait perdu un être cher. Ce point commun nous avait rapproché au fur et à mesure du temps. Nous nous soutenions mutuellement dans les épreuves de la vie. Il semblait apprécier et respecter Loebhan, contrairement aux imbéciles qu'il venait de faire fuir. Pas d’ambiguïté, juste une amitié saine et solide. Je l'avais invité à venir à s'entraîner avec nous (quand je dis "nous, c'est moi et mes cousins) à plusieurs reprises. Je savais que la solitude le rongeait intérieurement. J'essayais donc de lui faire rencontrer des gens et le faire s'ouvrir. En même temps, entre outsiders, on se comprenait. Les humains pouvaient se montrer si stupides.

Il nous étreignit. Je sentais Loebhan se détendre. Bien. Le stress était mauvais pour lui. Il allait falloir que je songe à lui trouver un coin plus tranquille pour bosser. Je ne voulais pas que d'autres incidents du genre se reproduisent. Je me levais proprement et invitais mon frère à faire de même. « Vous allez bien ? Il faut aller signaler cette agression ! Bref, pour le moment si tu veux Fin’ je vous ramène chez moi ? J’ai un truc pour Loebhan ! » Loebhan offrit un grand sourire à Taylor et je l'imitais rapidement. « J'essayerai d'aller voir les pacificateurs plus tard dans la journée. » Mensonge Finn. Tu ne t'abaisserais jamais à aller voir les pacificateurs. Tout le monde savait qu'eux et moi, ce n'était absolument pas la joie. Enfin, quand je disais "tout le monde" en fait, ce n'était pas vraiment "tout le monde". Disons tous ceux qui connaissaient les circonstances de la mort de mes parents. « Oui. Allons-y, j'ai besoin d'un peu de calme là. » En ce moment, je travaillais beaucoup. Et toutes mes responsabilités commençaient à peser plutôt lourd. « Au fait. Merci d'être intervenu Taylor. » C'était sincère. Un peu de soutien de temps en temps ne faisait jamais de mal. D'un geste fraternel, j'ébouriffais les cheveux des deux garçons qui se trouvaient à mes côtés. « Allons-y alors ! »

Toute la petite troupe mit alors en marche. Cet après-midi s'annonçait prometteur. J'allais enfin pouvoir me changer les idées et me ressourcer un peu. Taylor était comme une brise d'air fraîche sur ma vie. Sur nos vies. Une sorte de "pause" dans ce monde fait d'injustices. Au moment où nous repassions sur les quais, j’aperçus des sacs de courses éparpillés un peu partout. Sûrement ceux de Taylor, qui dans la précipitation, avait dû les laisser tomber. Il allait définitivement falloir que je lui offre un repas un de ces quatre. Je commençais à ramasser tout ça. « A l'occasion, tu devrais passer lorsqu'on débarque les marchandises. Tu pourras faire tes courses gratuitement. C'est la moindre des choses que je puisse faire après tout ce que tu as toi-même fait pour nous. » Et puis, ça ne nous coûtait rien en fait. Ma marge serait juste un poil moins grande. Pas de quoi m'émoustiller plus que ça. Moi et Loebhan, nous nous contentions de peu, alors si je pouvais aider un ami, pourquoi pas.

Nous arrivâmes chez Taylor très rapidement. Une bien belle maison en comparaison avec la nôtre. En fait, j'avais toujours attaché peu d'importance au confort matériel. Loebhan également. Nous en avions les moyens, évidemment, mais pas forcément l'envie. Seulement, la maison de Taylor dégageait quelque chose de spécial. Oui, une sorte d'aura chaleureuse semblait l'entourer constamment. Enfin. Aura chaleureuse pour ceux que Taylor prenait en affection du moins. Je pouvais presque dire que cette demeure possédait une âme. En même temps, mon compagnon de district ci-présent l'avait hérité de ses défunts parents. C'était en quelques sortes le cordon ombilicale qui le rattachait à eux. La seule et unique chose qu'ils avaient daigné lui laisser : la fortune. Que m'avaient laissé les miens ? Des souvenirs, des valeurs... Cette belle époque en famille me manquait cruellement.

Il fallait que je tourne la page désormais. Vivre dans le présent était la meilleure chose à faire. Mon passé allait toujours faire partie de moi, certes, mais il ne devait pas submerger le reste. Tenir bon pour Loebhan. Pour Siobhàn. Pour Taylor. Pour tous ceux qui m'entouraient et croyaient en moi. Assise tranquillement dans la salle à manger avec mon frère, je laissais mes pensées divaguer comme bon leur semblait. C'était l'un des rares moments où je m'autorisais une petite pause. Un peu de répit. Taylor était définitivement une bouffée d'air frais dans notre vie. Un jour, j'allais lui rendre la pareille. Un jour. Mon esprit fut ramené à la réalité lorsque mes yeux rencontrèrent Loebhan un gros dauphin en peluche dans les bras et que j'entendis un "merci" enjoué sortir de sa bouche. Taylor était un peu comme le grand-frère qu'il n'avait jamais eu, je devinais. Un sourire s'invita sur mon visage. J'étais heureuse si il était heureux.

Taylor retourna derrière ses fourneaux, pour nous préparer un truc à manger. Homards, il m'avait semblé. « Dites… je trouve que ma maison est beaucoup trop grande pour moi… voulez-vous venir vivre ici ? Il y a de la place ! » J'avais entendu correctement ou c'était mon esprit qui me jouait des tours ? « Hein ? Pardon ? » Répondis-je le plus bêtement du monde. Décidément, Finn, du bats des records niveau répartie. En apercevant son visage incrédule, je me ravisai et repris plus posément. « J'ai bien entendu ? Tu veux qu'on habite avec toi ? » Mon visage s'illumina quelque peu. J'adorerais vivre avec Taylor. Mais j'avais peur que ça ne soit encore qu'une illusion de la vie. Un désir que mon cerveau me faisait prendre pour la réalité. « Dis oui Finn. » Loebhan était d'accord apparemment. Il tirait mon T-shirt et faisait ce regard de petit chien battu. Je ne pouvais rien lui refuser avec ça. De toutes façons, ce n'était pas comme si je voulais refuser. « Ça serait vraiment avec plaisir. » J'avais peur d'abuser de sa gentillesse en fait. « Mais tu es vraiment sûr de ta décision ? Tu ne veux pas y réfléchir d'avantage, à tête reposée ? » Vivre avec Loebhan n'était pas de tout repos. C'était même un combat quotidien. Je ne voulais pas lui imposer de telles charges. « Je veux dire... Je... Enfin on serait ravis de venir habiter avec toi, mais je ne voudrais pas abuser de ta gentillesse Taylor. Ou même devenir un fardeau pour toi. Tu comprends ? »